CHAPITRE XVII

Je retraversai la ville, roulant en zigzag. Un autre soir, les flics m’auraient ramassé, et les choses auraient pu tourner tout autrement si, au lieu de regagner mon appartement, j’avais passé la nuit au poste pour conduite en état d’ivresse.

Je rangeai la voiture dans la petite rue et m’engageai en titubant sur le trottoir. Je m’affalai à demi contre la porte de l’immeuble et faillis renverser un jeune garçon qui sortait. Il venait sans doute de voir le propriétaire, car Rowton se tenait sur le seuil de l’appartement n° 1, avec un sourire enjoué sur son aimable visage de batracien.

— Monsieur Kingston, je vous invite à boire un demi en ma compagnie…

J’acceptai et le suivis à l’intérieur.

Il portait, cette fois encore, un maillot de corps et des bretelles. Son appartement avait toujours cet aspect négligé et confortablement désordonné, à l’image de son occupant. Il y avait des photos jaunies aux murs, représentant des boxeurs, et un réveille-matin bon marché faisait entendre un bruyant tic-tac dans un placard ouvert. La table, couverte d’une nappe en plastique, était jonchée de bouteilles de bière vides. Trois caisses de bois s’empilaient contre le mur.

Rowton alla chercher une bouteille pleine, l’ouvrit et prit un verre propre pour moi, sur l’étagère au-dessous du réveil.

— Je savais, dit-il, que vous ne dédaigniez pas la bouteille, tout comme moi. Santé !

Nous bûmes.

— Pas d’offense, dit-il. Je ne prétends pas que vous êtes pochard. Je ne le suis pas non plus. C’est avec le whisky et le gin qu’on devient alcoolique. Mais la bière n’a jamais fait de mal à personne.

— Sauf à quelques milliers d’individus. Et ça commence à être grave quand on proclame que la bière est inoffensive.

— Tiens ? Alors, buvons à notre destruction ! (Il remplit les deux verres.) Je ne vous ai pas déjà rencontré quelque part, monsieur Kingston ? fit-il en fronçant les sourcils avec application. D’où vous êtes ?

— De New York.

— Je l’aurais juré, pourtant. Probable que vous ressemblez à quelqu’un… Je vois des tas de gens, forcément, dans cette maison. Vous savez ce que c’est, les clients vont et viennent. On en boit une autre ?

— Non, sans façons.

J’en avais assez et protégeai mon verre du plat de la main.

— Vous n’avez même pas pris le temps de vous asseoir. On a à peine commencé !

— Je n’ai plus soif.

Nous nous entre-regardâmes. L’ambiance était bizarre. Le sourire de Rowton s’effaça. J’entendis le tic-tac du réveille-matin et aussi, vaguement, le tourne-disque du bar d’en face.

— C’est moi que vous attendiez, monsieur Rowton ? Demandai-je.

— Oui, en effet. (Son sourire reparut, plus large. Il se rassit.) J’ai un message pour vous, ajouta-t-il en tirant une lettre de la poche de son pantalon. Prenez un siège et lisez. Encore une canette ? Si ça se trouve, c’est la gosse qui vous écrit… celle que j’ai fait monter chez vous tout à l’heure. Quelle poulette ! Ça s’est bien passé, au moins ?

Je pris l’enveloppe. Elle était banale, blanche, et portait en caractères d’imprimerie le nom de M. KINGSTON. Rien de plus. Je demandai :

— Elle l’a apportée elle-même ?

— Je blaguais, monsieur Kingston. C’est sans doute une facture. Le gamin l’a apportée, il y a quelques minutes.

C’est pour cela que j’étais sorti. Asseyez-vous donc et buvez un coup.

Je restai debout. J’ouvris l’enveloppe et en tirai un unique feuillet. On n’avait écrit que sur un côté.

Mon cher Alan,

Je veux faire mie déclaration qui sera le récit véridique de ce qu’il s’est passé au cours de la soirée, qui m’a valu la célébrité. Nous sommes arrivés à huit heures et demie, dors que tu étais _ déjà ivre, comme d’habitude. Pendant une heure et demie, j’ai bavardé, tout en buvant un verre, avec diverses personnes qui ont déjà témoigné lors du procès. Vers dix heures quarante-cinq, tu étais ivre-mort et. On fa expédié à la maison en-taxi. J’ai continué à bavarder et j’ai bu un deuxième verre.

Je n’ai jamais parlé à M. Phil Greco au cours de la soirée. Je ne le connaissais même pas.

Un peu. Après onze heures, M. Foxwell, le producteur délégué, m’a fait venir dans un petit salon privé. Il paraissait inquiet.

C’était tout ce qu’il y avait sur le papier. L’écriture était celle de Claire.

— Elle voudrait un autre rendez-vous ? me demanda Rowton, qui se leva, avec un sourire complice. (Il vint se planter derrière moi.) Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Je remis la feuille dans l’enveloppe que je glissai dans ma poche.

— Vous aviez raison. C’est une facture.

— Elle doit être grosse. Vous avez l’air tout retourné. Ce qu’il vous faut, c’est un coup de bière.

— Ce qu’il me faut, c’est du sommeil. Je monte.

Il me saisit le bras avec une force surprenante.

— Allons, monsieur Kingston, j’aime pas boire en Suisse, moi.

Je me dégageai.

— Attendez !

Je me retournai sur le seuil.

Il avait l’air malheureux, mais, au bout d’un moment, haussa les épaules.

— Qu’est-ce que ça peut foutre, après tout ? Si vous n’avez pas soif, vous ne buvez pas. Bonne nuit, monsieur Kingston.

Je le saluai d’un signe de tête et le laissai.

Je m’étais mis à trembler. J’eus envie d’aller au bar d’en face. J’avais besoin de boire, plus que jamais, mais pas de la bière. Je voulais aussi être seul pour relire la lettre. Je montai.

La maison était silencieuse. Je longeai le palier, ouvris la porte avec ma clé et entrai dans la chambre éclairée en rouge. Je tournai le commutateur, et me dis qu’un plomb avait sauté. La pièce devint verte. Je fis jouer deux fois l’interrupteur, sans plus de succès. Quelque chose me heurta dans le dos et la porte se referma.

— Ne bougez plus, monsieur Kingston, articula la voix basse à l’accent irlandais. Les mains en l’air et pas de fantaisies ! Sors de là, « la Science ». Revisse l’ampoule.

Je perçus un parfum. Une vaste silhouette sortit lourdement de la cuisine et Johnson « Tête d’Epingle » grimpa sur le fauteuil pour revisser l’ampoule dans le plafonnier. La lumière jaillit. Il descendit du fauteuil et me regarda sans curiosité.

Derrière moi, la voix reprit :

— Ça va, mec. Tourne-toi.

Je me retournai.

— Merde, fit-il, encore vous !

Il resta figé, battant des paupières, l’air étonné. Puis il avança vivement d’un pas pour me couvrir de son pistolet et s’arrêta encore, cherchant à reprendre son attitude flegmatique.

— Salut, Kolanski, dis-je.

— Salut, vous. Salut… Alors, comme ça, vous connaissez mon nom.

— Je sais tout. Depuis la prison de Joliet jusqu’à la taverne Royale. J’ai mis les poulets au courant. Vous aviez pris une bonne avance, mais, ce coup-ci, ils sont sur le point de vous rattraper.

Il leva la main, agita le doigt.

_ Vous montez pas la tête. Les flics, ici, sont des types bien. C’est vous qu’ils ramasseront si, moi, je leur cause.

Il avait retrouvé son sang-froid, maintenant, et un charmant sourire s’épanouissait sur ses lèvres.

— Vous m’intriguez, monsieur Dufferin-Kingston. Ma parole, vous devez travailler dans le papier en gros, pour en trimbaler tout le temps… Où il est, le papelard, ce coup-ci ?

— Allez, pas de boniments. Où est quoi ?

— Le petit document que je suis venu chercher.

— Vous me l’avez déjà pris, à Los Olmos.

— Vilain menteur ! Des fois, je me demande s’il reste encore un homme à moitié honnête dans ce vaste monde… (Il agita son pistolet.) Allez, la Science, fouille-le.

— Attendez.

— Pour quoi faire ? Vous voulez gagner du temps, monsieur Kingston ? On y tient, à ce document. Vous l’avez. On a tout fouillé, ici, sans résultat. Donc, vous l’avez sur vous.

— J’ai un message pour Léo Holst.

— Qui c’est, celui-là ? Vas-y, la Science !

Je me mis en mouvement, moi aussi, mais pas assez vite. Une main qui pesait une tonne m’empoigna à la nuque. Je tentai de résister. Mes genoux cédèrent et commencèrent à plier. Si je n’avais pas été plein d’alcool, je n’aurais jamais réagi ainsi. Ce n’était d’ailleurs qu’un réflexe désespéré. Je balançai le bras en arrière, lui saisis le poignet, tirai brutalement et m’affalai en même temps.

Tête d’Epingle s’écroula sur moi, comme une montagne parfumée.

Il était trop grand. Il manquai » de vitalité. Je me faufilai de sous sa masse et lui enfonçai ma chaussure dans le ventre. Il gueula. Il essaya de m’atteindre et me manqua. Kolanski tournait autour de nous comme une guêpe, en cherchant à m’assommer avec son pistolet. Je plaçai un coup de boule dans la figure du grand et ce fut la fin. Il tomba à genoux, serrant mes jambes de son bras.

Je m’arc-boutai. Je bandai mes muscles. Autant chercher à soulever un bœuf. Je retombai à la renverse, écrasé sous son poids. Nous heurtâmes le fauteuil qui bascula, la table se renversa, les cendriers se brisèrent sur le plancher. Je me demandai vaguement s’ils allaient me tuer de la même manière que Barry Kevin. A tant que faire, je préférais perdre connaissance.

Le géant prit son élan et se redressa en me serrant le cou. Mes orteils touchaient à peine terre. Mes yeux se fermèrent. Un sac de ciment mouillé s’abattit sur ma tête. Des mains me palpèrent le corps, trouvèrent la lettre dans ma poche. Des lumières rouges et vertes déferlèrent sous mon crâne, comme si l’enseigne d’en face eût brusquement gagné en ampérage. J’ouvris les yeux pour m’en assurer. Ce n’était pas l’enseigne. Tête d’Epingle poussa un grognement de colère, ôta une de ses mains de ma gorge et brandit son poing.

Je tentai de l’esquiver, mais eus l’impression d’avoir embouti un dix tonnes avec ma tête. Je tombai une fois de plus, les yeux révulsés, les membres pétrifiés. L’enseigne s’était arrêtée au rouge fixe et une symphonie de marteaux pilons résonnait à mes oreilles. Je cessai de respirer.

— Ça y est, fit la voix lointaine de Kolanski.

Un autre petit marteau se fit entendre. Kolanski reprit, d’une voix très naturelle et amicale :

— Oui ? Qui est là ?

La voix, plus lointaine encore, du propriétaire, répondit :

— Rowton. Ouvrez !

Il y eut des rumeurs, puis la porte s’ouvrit. Rowton s’écria, d’une voix apeurée :

— Qu’est-ce que c’est que ce chahut ? Vous allez réveiller les locataires.

Un silence. Puis une voix plaintive :

— Je croyais, moi, que vous vouliez seulement fouiller la pièce. J’ai fait de mon mieux pour le retenir en bas… Qu’est-ce qu’il a pris ?

— Vous avez touché vos cinquante dollars, alors de quoi vous plaignez-vous ? Vous nous avez vus le toucher ?

— Non. Pas du tout. Je ne vous ai même pas vus entrer.

— Alors ? On fout le camp.

La porte se referma.

Les marteaux redevinrent marteaux pilons. Je me demandai si je pourrais jamais respirer et fis un essai. J’avalai une grande gorgée d’air et m’évanouis.

Au bout d’un temps qu’il m’était impossible de mesurer, le téléphone sonna. J’ouvris les yeux, constatai que la lampe était éteinte et restai sans bouger à observer les dessins fascinants que faisaient au plafond les lueurs rouges et vertes. Le téléphone se tut. Cela n’avait pas d’importance, parce qu’il n’y avait personne au monde à qui j’eusse envie de parler. Je portai la main à mon cou, inquiet de savoir si un jour je serais de nouveau capable de parler. En tout cas, je respirais assez normalement et, tranquillisé sur ce point, je me rendormis.

Quand je m’éveillai pour la seconde fois, j’avais la tête claire, bien que vaguement douloureuse et dilatée, comme si on l’eût gonflée avec une pompe à bicyclette. Je me mis debout, vacillai un instant, glissai dans des vomissures et compris pourquoi je n’étais plus ivre. Je me rendis à la cuisine où je bus de l’eau, déglutissant péniblement. Sous le jet du robinet et après un temps assez long, ma tête sembla reprendre des dimensions normales. Je passai dans la salle de bains pour examiner les marques de mon cou.

Elles étaient très visibles. J’avais une tête affreuse. Une fois lavée et les cheveux peignés, je me sentis plus en forme, mais pas très euphorique quand même. Je traînaillais dans un état de demi-rêve, mais, soudain, la panique me prit.

Kolanski et son copain allaient revenir. Je le savais. Je courus dans la chambre changer rapidement de chemise, je fis ma valise et je me précipitai vers la porte.

Le téléphone se remit à sonner.

J’étais déjà dans le couloir, sur le point de fermer la porte, et le téléphone sonnait toujours. Je rentrai sans lâcher ma valise, décrochai et dis :

— Allô ?

— Alan ?

C’était une voix de femme.

— Qui est à l’appareil ? Demandai-je.

— Tu as reçu ma lettre ?

Ma main se crispa sur le récepteur, sinon je l’aurais lâché.

— Qui est à l’appareil ? Répétai-je.

— C’est Claire, ta femme.

Je restai figé. Le cauchemar continuait. La voix s’était tue. De l’autre côté de la rue, le tourne-disque marchait et la ligne bourdonnait à mon oreille. Enfin la voix reprit :

— Tu as reçu la lettre ?

— J’ai reçu une partie d’une lettre.

— Cela t’a intéressé ?

— Oui. Je voudrais bien connaître la suite.

— Quand tu voudras, si tu jures de garder le secret. Tu le jures ?

— Oui.

— Dis-le.

— Je le jure.

— Je viens te voir, ce soir ?

— Cela me ferait plaisir, mais je ne serai plus là. Je déménage. Je serai à l’hôtel Pierre.

Elle raccrocha. J’en fis autant.

L’escalier était sombre. Je le dévalai si vite que je trébuchai. Je parvins à l’entrée, jetai un coup d’œil derrière moi et vis un rai de lumière sous la porte de l’appartement n° 1. Il me restait une dette à payer.

Je posai ma valise, retraversai le hall et frappai à la porte. Il y eut un cliquetis de bouteilles. Des pas se rapprochèrent.

— Ouais ? fit Rowton.

Je frappai de nouveau.

— Qui est là ?

Je frappai encore.

Il ouvrit la porte.

Et en resta bouche bée. Puis vivement il reprit sa physionomie normale, et me fit un grand sourire :

— Monsieur Kingston, fit-il d’un ton jovial en reculant d’un pas comme pour m’inviter à entrer. Vous êtes quand même revenu boire cette canette ?

Je mis ce qui me restait de forces dans mon coup de poing. Il partit vivement en arrière, se heurta à la table, tomba sur le sol, au milieu d’une avalanche de bouteilles vides, et ne bougea plus.

Il avait beaucoup de fric dans les poches. Le mois de loyer que je lui avais payé d’avance lui revenait de droit, puisque je partais sans préavis. Je ne pris donc que les cinquante dollars qu’il avait acceptés des deux terreurs.

Je quittai l’immeuble mais, pendant vingt-cinq minutes, j’attendis, caché dans une porte cochère, le retour de Kolanski et de Johnson. Quand ils eurent pénétré dans la maison, je gagnai en courant la rue de derrière, montai en voiture et mis le cap sur l’hôtel Pierre.

Du moment qu’ils m’avaient déniché dans une maison meublée, située dans une rue écartée, ils me retrouveraient n’importe où. Or, le Pierre est un bon hôtel, l’un des plus importants de Hollywood et, dans un grand hôtel, je me sentirais plus en sécurité. Un homme, assis dans un fauteuil, dans un coin du hall, leva la tête à mon entrée. Il était le détective attaché à l’établissement, et j’en fus un peu rassuré. Le réceptionniste leva également la tête, l’air un peu bizarre, et qui devint plus bizarre encore lorsque j’eus signé le registre, car il savait qui j’étais. Je demandai qu’on me réveille à dix heures.

Dans la chambre, je pris une douche et m’inspectai dans la glace. Puis, ayant trouvé dans l’armoire à pharmacie de l’aspirine, j’en pris six comprimés, puis je me couchai.

Je m’endormis aussitôt.